Ces ouvrages ont finalement été distribués auprès des membres du jury du concours dans la séance du 12 mars 1847, assortis des commentaires mentionnés ci-dessous:
N° 1: Hors de concours (Morgan Cavanagh et Ch. Joubert). La double feuille habituelle relatant officiellement le déroulement de la séance publique annuelle des cinq Académies, le 3 mai 1847, précise: « (cet ouvrage a été retiré du concours à cause de sa date) », puisque le texte de Kavanagh a été publié en volume dès 1844). Les deux parties de ce travail, réunies en un volume, sont déposées à la bibliothèque de lInstitut, sous la cote in-8° O 32 D. Louvrage porte la mention manuscrite: Concours Volney 1847, n° 1. Seules les neuf premières pages du premier volume ont été coupées [...];
N° 2: Mérimée; N° 3: Burnouf; N° 4: Mérimée; N° 5: Hasel N° 6: Reinaud; N° 7: Burnouf; N° 8: Burnouf
Ainsi distribués, ces textes sont examinés dans la séance du 26 mars 1847. La délibération a lieu enfin le 9 avril 1847. Et le prix est alors décerné au N° 6, Mr Ernest Renan ; tandis quun second prix échoît au N° 5, Mr Alex Pillon.
1. 2. Prix Volney = concours de 1850.
Cette année-là, le concours est déclaré fermé le 1er août. Il cible toujours une discipline intitulée «Philologie comparée» pour lobtention dune médaille dor de la valeur de 1200 frr. Mais il semble navoir pas éveillé tant dintérêt que dans les années antérieures. On pourra sinterroger plus loin sur les causes de cette désaffection conjoncturelle. Ne sont alors effectivement reçus que deux ouvrages:
N° 1 Origin of language and Myths. Manuscrit en anglais de 453 pages, par M. Morgan Kavanagh.
Déposé auprès du secrétariat du concours le 23 juillet 1850, le texte de cet imposant document, rédigé en grosse écriture sur des feuilles de format A5, comporte la mention suivante, manuscrite par lauteur:
To the French Institute |
July 20 1850 |
As author of the accompanying work entitled the Origin of language and myths, I beg to offer myself as a candidate for the Volney prize to be next awarded by the French Institute |
Morghan Kavanagh
28 Dean Street
Soho Square
London. |
Sur le f° 3 figure également une mention manuscrite signée de Burnouf (3): Lu 23 Août 1850.
N° 2 Études philologiques et historiques sur lorigine et la formation de la langue française, portant complémentairement cette épigraphe: Indiciis monstet manifestis abdita reum. (horace) [sic.], et la date denregistrement du dépôt de document: Le 27 juillet 1850.
Les membres du jury se réunissent lors de la séance du vendredi 9 août 1850, et décident dattribuer le N° 1 à Burnouf et le n° 2 à Mérimée. Les ouvrages sont alors examinés dans la séance du vendredi 23 août 1850. Il sagit là très exactement de la date manuscrite consignée par Burnouf sur le manuscrit de Kavanagh, coïncidence qui peut amener à faire douter dune lecture exhaustive voire partielle de son texte dans lespace de treize jours. Quoi quil en soit, le prix est attribué lors de la « séance du vendredi 11 octobre 1850, à laquelle ont assisté MM. Hase, Reinaud et Burnouf. »
Au cours de cette réunion, pour reprendre les termes mêmes des archives,
« Le procès verbal de la précédente séance est lu, la rédaction en est adoptée.
On entend le rapport de M. Burnouf sur le mémoire n° 2.
La Commission après avoir entendu le résumé des opinions de ses membres décide quelle accorde le prix à lauteur du mémoire n° 2, dans lequel on remarque une excellente méthode et une grande variété de connaissances.
M. Le président ouvre le billet cacheté qui accompagne le n° 2 et y lit le nom de M. Albin de Chevallet, demeurant à Paris rue des beaux-arts, n° 15. »
Morgan Kavanagh, malgré ces insuccès, nhésite pas à récidiver, sous lapparence douvrages différents qui, en fait, reprennent perpétuellement le même cercle didées obsidionales. Comme je le rappelais en introduction, on peut noter alors cinq autres présentations ultérieures, dont trois immédiatement successives autour du conflit franco-prussien de 1870, que je vais rappeler ici succinctement, au moins par le rappel de lentourage des autres textes proposés:
1. 3. Prix Volney = concours de 1857.
Kavanagh figure parmi treize autres candidats. Il propose en cette occasion son Myths traced to their primary source through language, publié lannée précédente en deux volumes à Londres, chez Newby.
Ses concurrents sont alors:
1°. Labbé Eugène van Drival (1815-1887), professeur au grand séminaire dArras et membre des Sociétés Asiatiques de Paris et de Londres, auteur dune Grammaire comparée des langues bibliques dont sont présentées ici les deux premiers tiers.
2°. Pierre Giguet, né sous la Révolution, traducteur dHomère et auteur dune Grammaire grecque simplifiée de 309 pages publiée en 1856 chez Dezobry et Magdeleine.
3°. André Janin-Chevalier, maître de pension suisse, traducteur de la Bible, vivant à Genève et auteur dune Monographie dun mot [...]; appuyée sur ses connaissances de lhébreu et de larabe.
4°. Louis-Alfred Duvillard, auteur de Recherches sur les Berbères dans lesquelles sont exposées les raisons qui militent pour le rattachement de cette ethnie à une origine indo-européenne.
5°. Olivet, qui, sous lépigraphe « La lettre tue, mais lesprit vivifie », dont on pressent bien de quelle origine idéologique elle procède, propose une Philologie comparée en 42 pages manuscrites.
6°. Jean-François Louis Jeantin, de la même génération que Giguet, ancien président du tribunal civil de Montmédy, et auteur dune Théorie du langage dont est proposé ici lExposé préliminaire en 75 pages. Le Journal de Fortoul, ministre de lInstruction publique, rapporte que Napoléon III considérait Jeantin comme « le fou le plus savant, et qui a voulu réduire en un système unique les langues primitives » [...];
7°. Lorenz Diefenbach (1806-1883), qui publie à Francfort, la même année, chez Baer, un Glossarium latino-germanicum mediae et infimae aetatis e codicibus manuscriptis et libris impressis.
8°. Le Comte Franz Xaver von Miklosisch (1813-1891), tchèque-slovène, professeur ordinaire de langue et littérature slaves à luniversité de Vienne, ayant publié chez Braumüller à Vienne, en 1856, une imposante Vergleichende Formenlehre ders slavischen Sprachen de 582 pages qui reprend pour lessentiel le troisième tome de sa Vergleichende Grammatik der slavischen Sprachen, parue en 1852.
9°. Louis Wihl (1807-1882), qui aurait pu faire partie de la première génération des philologues français sil nétait allé parfaire déjà son instruction à Krefeld, Cologne, Bonn et Munich. Mais, Juif, Wihl ne put jamais obtenir de poste dans luniversité allemande, malgré la dissertation soutenue en 1830 dans laquelle il soutenait que le phénicien dérivait de lhébreu. Revenu en France lors de la révolution de 1848, ce passeur didées enseigna lallemand dans les lycées de Grenoble et de Laval, avant de partir sétablir à Bruxelles à la faveur de la guerre de 1870. Le texte de 59 pages présenté en 1857 sintitule Les Pélasges. Recherches historiques et linguistiques [...];
10°. Jean-Bernard Mary-Lafon (1812-1884), membre influent de la Société des Antiquaires de France, qui présente alors, étant originaire de Montauban, un Glossaire historique et comparatif du dialecte néo-latin Parlé dans le Bas Quercy ou département de Tarn et Garonne, de 300 pages [...];
11°. Léon Louis Lucien Prunol de Rosny (1837-1914), élève au moment du concours de lÉcole des Langues Orientales Vivantes, botaniste, mais également américaniste, sinologue et japanisant qui fut dailleurs linitiateur du premier enseignement en France de japonais, et le fondateur en 1877 de lInstitution ethnographique appelée à devenir lAlliance scientifique universelle. Rosny propose alors un Mémoire sur la nature et sur les origines de la langue chinoise [...]; de 40 pages.
12°. Labbé Charles Leguest (1824-1863), dorigine dieppoise, prêtre du diocèse dAlger où il apprit lusage de larabe, auteur dun Mémoire sur la formation des Racines sémitiques de 216 pages [...];
Cest alors le Comte Miklosisch qui remporte le prix, étant le seul des concurrents à répondre finalement aux ambitions générales du prix Volney sur la base de connaissances linguistiques non hypothétiques. Kavanagh, pris dans les rets dune mythographie sournoise ne parvient guère encore à retenir lattention du jury, et semble avoir quelque mal à se remettre de sa déception, puisquil faut attendre douze ans pour voir son nom reparaître: |
1. 4. Prix Volney = concours de 1869.
Entre deux pointes correspondant à respectivement treize et onze ouvrages présentés aux concours qui lentourent immédiatement, la session de 1869 voit la soumission de seulement 8 textes aux membres du jury. Morgan Kavanagh, enregistré comme quatrième candidat, y présente pour la première fois la version française de son Origine du langage et des mythes.
1°. Anton Schmitt (1801-1876), Allemand, professeur de philosophie, propose un opuscule de 95 pages rédigé et publié à compte dauteur à Maïence en 1866: Einfacher Plan zur Systematisierung verschiedener Special-Alphabete für Missions-Gesellschaften, eines Universal-Alphabets für alle Sprachen un einer Pasigraphie oder Verständigungs-Schrift für alle Nationen, dans lequel lauteur rejoint les préoccupations décriture universelle.
2°. Reinhart Pieter Anne Dozy (1820-1883) et Willem Herman, érudits néerlandais - Dozy étant spécialisé en lexicographie arabe et histoire de lEspagne - ayant rédigé un Glossaire des mots espagnols et portugais dérivés de larabe, de 424 pages, que publie le célèbre éditeur antiquitiste Brill.
3°. Eugène-André Garcin (1830-1909), propagandiste de la renaissance du provençal et républicain vivement anti-clérical à lépoque de la Commune, ayant exercé des fonctions denseignement à Tarascon puis au Collège Lavoisier à Paris, auteur de louvrage de 83 pages publié chez Didier en 1868 sous le titre Les français du Nord et du Midi [...]; dans lequel commence à poindre une distinction appelée peu après à connaître un grand succès critique entre français et langue française.
4°. Pierre Henri Joseph Baume (1797-1875), sur lequel planent bien des conjectures, soumettant un Extrait succinct de lEssai dAlphabet général, harmonique et économique européo-arabe de 9 pages, dans lequel il demeure difficile de percevoir nettement les traces dune réflexion véritablement linguistique.
5°. Rémy Armand de Vertus (1824-1877), philologue attiré par le fantastique, auteur dun opuscule de 83 pages publié à Paris, chez Maisonneuve, en 1868 et intitulé La langue primitive basée sur lidéographie lunaire, principe des idiomes anciens et modernes, qui reflète assez bien les préoccupations ésotériques de cet érudit dont les recherches concernant la langue primitive, la religion et les coutumes rencontrent pour une part celles de Kavanagh.
6°. George Stephens (1813-1895) Danois dorigine britannique, qui se signala par ses travaux darchéologie sur les runes, présente alors son texte le plus célèbre, publié à Londres en deux volumes chez J. R. Smith, entre 1866 et 1868: The Old-Northern Runic Monuments of Scandinavia and England, now first collected and deciphered [...];
7°. Arthur Loiseau (1830-1903), professeur au lycée dAngers soumet la thèse en latin De Modo subjunctivo. Hanc grammaticam, historicam et philosophicam disquisitionem, quil soutint en Sorbonne en 1866, parallèlement à une thèse complémentaire portant sur la grammaire de Jean Pillot et les doctrines grammaticales françaises à la Renaissance.
Dans cet ensemble le travail de Kavanagh sinscrit donc logiquement parmi ceux qui traitent de la question pourtant prohibée depuis 1866 par la Société de Linguistique de Paris de lorigine du langage et des langues. On verra en conclusion que penser de cette obstination.
1. 5. Prix Volney = concours de 1870.
Le conflit franco-prussien en devenir nempêche pas les candidats dêtre très nombreux à cette session, et, en outre, dorigines fort variées:
1°. LAbbé Jean-Pierre Paulin Martin (1840-1890), curé de Sainte-Geneviève à Paris et de Saint-Louis des Français à Rome, chanoine honoraire de Cahors, qui sintéresse particulièrement aux problèmes de ponctuation, et propose alors trois ouvrages: Tradition Karkaphienne, ou la Massore chez les Syriens, Paris, Imprimerie Impériale, 1870, et ses prédécesseurs immédiats: Jacques dEdesse et les voyelles syriennes, Paris, id., 1869, ainsi que: Jacobi episcopi edesseni. Epistola ad Georgium episcopum Sarugensem de orthographia Syriaca, Paris, Klincksieck.
2°. Johan Nikolai Madvig (1804-1886), classiciste et philologue danois, professeur à lUniversité de Copenhague, qui, par lintermédaire de la traduction de Jean-François Napoléon Theil (1808-1878), présente sa Grammaire latine, Paris, Firmin-Didot, 622 pages.
3°. Jean-Bernard Lafon, dit Mary-Lafon (1812-1884), auteur dun Tableau historique et comparatif des noms propres français de 250 pages, qui sera malheureusement exclu de la compétition.
4°. Auguste Brachet (1844-1898), disciple de Diez et de Littré, professeur dhistoire de lImpératrice Eugénie, et célèbre pour ses travaux de linguistique romane, présente son Dictionnaire étymologique de la langue française, préfacé par Émile Egger, publié chez Hetzel.
5°. Graziadio Isaia Ascoli (1829-1907), comparatiste italien formé par Luzzatto et Cattaneo, spécialiste de philologie sémitique et indo-européenne, professeur à Milan depuis 1861, et détenteur de la première chaire italienne de linguistique comparée, présente le premier fascicule de son Corsi di glottologia dati nella Regia Accademia Scientifico-Letteraria di Milano, soit: Lezioni di fonologica comparata del sanscrito, del greco e del latino, publié à Turin et Florence chez Loescher.
6°. LAbbé Charles-Étienne Brasseur de Bourbourg (1814-1874), tout dabord écrivain politique de tendance libérale et romancier, devint prêtre à lâge de 34 ans et fut alors envoyé au Québec, puis au Guatémala où il devint ladministrateur clérical des indiens de Rabinal, avant de participer à lexpédition française au Mexique des années 1860-1864. En tant quaméricaniste, Brasseur de Bourbourg avait proposé au concours de 1862 une Collection de documents dans les langues indigènes pour servir à létude de lhistoire et de la philologie de lAmérique ancienne, à savoir une étude sur le Popol Vúh. Le livre sacré et les mythes de lantiquité américaine, publié à Paris, chez Durand, dès 1861, et une Grammaire de la langue Quichée. - Suivie dun Vocabulaire et du drame de Babinal-ahi, publié chez le même éditeur lannée suivante. En 1870 il revient sur un Manuscrit Troano. Étude sur le système graphique et la langue des Mayas, dont les deux volumes sont publiés en 1869-70 par lImprimerie Nationale.
7°. Johann August Vullers (1803-1880), Universitaire allemand, spécialiste des langues arabiques, persanne et turque, présente sa Grammatica linguae persicae cum dialectis antiquioribus persicis et lingua sanscrita comparatae, publiée en huit volumes à Gießen, chez J. Ricker.
8°. Charles Staniland Wake (1835-1910), anthropologue anglais établi aux Etats-Unis, féru des rapports entre les religions et lévolution des sociétés, propose un opuscule de 53 pages et deux feuilles de tables, intitulé The relation of The Malagasy to the other languages of the old world tropical area.
9°. Israel Jehiel Michael Rabbinowicz (1818-1893), érudit dorigine russe, instruit dans la tradition du Talmud, qui étudia successivement la médecine et la philologie à Bratislava, et publia dès 1854 une Grammaire hébraïque, Grünberg, Levysohn, fournit les 400 pages de texte de sa Grammaire de la langue latine, raisonnée et simplifiée daprès de nouveaux principes, expliquant le latin par les règles de la langue française, Paris, Parent, 1869, dont lintérêt - dans le cadre de lépoque - est surtout pédagogique.
10°. Monseigneur Aloïse Kobès (1820-1872), membre de la Congrégation du Saint Esprit et du Sacré Cur de Marie, missionnaire en Sénégambie, puis en Afrique de lOuest, est lauteur dune Grammaire de la langue volofe en 300 pages, imprimée en 1869 à Saint-Joseph de Ngasobil.
Là encore, la situation de Kavanagh se trouve précisée par lentourage des préoccupations dont témoignent les ouvrages présentés autour de lui au concours. Entre langues antiques soigneusement étudiées et langues exotiques non moins rigoureusement décrites, les travaux ésotériques de Kavanagh et notamment les principes abstrus de son étymologie ne peuvent guère trouver à être reconnus comme originaux et dimportance essentielle.
1. 6. Prix Volney = concours de 1871.
Les conditions historiques de ce concours - défaite de Sedan, abdication de Napoléon III le petit, Commune de Paris - limitent sensiblement le nombre des candidats au concours. Kavanagh figure toujours pour son Origin of Language and Myths, en 2 volumes, publié à Londres dans une édition augmentée chez Sampson Low, Son and Marston, à côté de Rabbinowicz qui soumet de nouveau sa Grammaire de la langue latine, raisonnée et simplifiée [...];
Un seul candidat réellement nouveau se présente:
Paul Hecquet-Boucrand (1827-1896), spécialiste de toponymie et de la religion hindoue propose les 258 pages dun Dictionnaire étymologique des noms propres dhommes contenant la qualité, lorigine et la signification des noms propres se rattachant à lhistoire, à la mythologie, des noms de baptême, publié en 1868 à Paris, chez Sarlit..
Par où lon voit une fois encore le caractère opiniâtre de Kavanagh en contexte dintérêts scientifiques nettement différentiels. Un an avant sa mort, notre Irlandais, qui, depuis 1869, vivait à Paris dans le quartier des Batignolles, 95, rue Mollet, se re-présente une dernière fois parmi neuf autres candidats. Mais avec une sorte douvrage dont le jury na pas lhabitude, puisquil sagit en quelque sorte dun plaidoyer en faveur de la véracité et de la valeur des hypothèses formulées et des thèses soutenues dans ses deux précédents ouvrages.
1. 7. Prix Volney = concours de 1873.
Sous un titre évocateur dans sa concision dun double phénomène physique et psychologique de crispation et de condensation: An Author his own Reviewer, Kavanagh, qui, le 24 mars 1873, dune mention manuscrite, rappelle au jury son adresse londonienne du 13 Ashburton Grove Holoway London, propose désormais une sorte dapologie de ses uvres teintée des reflets dun amer pamphlet, sur laquelle je reviendrai dans un instant. Lépigraphe, empruntée aux saintes écritures, est sans ambages: « Prove all things ; hold fast that which is good. » 1 Thess. V. 21 et résume autant quelle illustre la portée du propos inlassablement tenu depuis 1844 [...];
Les autres candidats, dont certains se trouvent dans la même situation de re-présentation que Kavanagh, sont nommément:
1°. Louis-Benoît Désiré de Baecker (1814-1896), juriste français, expressément monarchiste, qui senticha détudes historiques et devint une autorité en ce qui concerne la langue et les antiquités flamandes, quil enseigna à la Sorbonne en 1867 et 1868 comme enseignant extraordinaire. Baecker défendit les idées de Gobineau. Et proposait cette année-là, en 68 pages, un Essai de grammaire comparée des langues germaniques. Phonétique. Formation des mots. Le nom en sanscrit, gothique, haut-allemand, bas-allemand, anglo-saxon, anglais, néerlandais, frison, norrois, norwégien, islandais, suédois et danois, publié à Paris chez E. Thorin.
2°. LAbbé Germain Pont, curé de Saint-Jean de Belleville en Savoie, qui, dans la tradition bien établie depuis les années 1810 des ecclésiastiques soucieux détudier les patois des paroisses dans lesquelles ils exerçaient leur ministère, tente de placer une nouvelle fois son étude Origines du patois de la Tarentaise, ancienne Kentronie. Précis historique, proverbes, chansons, parallèles avec le patois de la Suisse romande, déjà proposée à un congrès de sociétés savantes, à Rouen, en 1865, puis au concours de 1868, et qui bénéficie enfin ici dune édition livresque en 151 pages, sous le label de Maisonneuve, Paris, 1872.
3°. LAbbé Paul-Hubert Perny (1818-1907), membre de la Congrégation des Missions Étrangères jusquen 1872, fut dabord vicaire à Besançon avant dêtre responsable de lévangélisation du Se-tchouan, dont il importa en France, à son retour, les modes dêtre et de paraître, ce qui lui valut dêtre emprisonné sous la Commune de Paris, jusquà ce que son ami, Jean-Pierre Guillaume Pauthier (1801-1873) réussît à émouvoir ses geôliers par une pétition quavait signée tous les membres de la Société Asiatique de Paris [...]; Sinologue avéré, Perny propose au jury un ensemble de quatre volumes: Dictionnaire français-latin-chinois de la langue mandarine parlée, de 459 pages, publié à Paris, chez Firmin-Didot en 1869 ; puis lAppendice du dictionnaire français-latin-chinois de la langue mandarine parlée, contenant une notice sur lAcadémie impériale de Pékin, une notice sur la botanique des Chinois, une description générale de la Chine, publié en 270 et 173 pages, à Paris, chez Maisonneuve au début de 1872 ; des Dialogues chinois-latins traduits mot à mot avec la prononciation accentuée, Paris, Leroux, 1872, en 232 pages ; et enfin des Proverbes chinois recueillis et mis en ordre, déjà publiés par Firmin-Didot, en 135 pages, courant 1869 [...]; On conçoit que cet ensemble composite mais fondé sur des témoignages tangibles puisse laisser supposer que les travaux de Kavanagh relèvent pour leur part dune science beaucoup plus spéculative.
4°. Étienne de Campos Leyza, probablement français, mais sur qui les informations manquent, se présente avec une Clef de linterprétation hébraïque, ou analyse étymologique des racines de cette langue, pour servir à lhistoire de lorigine et de la formation du langage, rédigée en 611 pages que publie en 1872 à Bordeaux lImprimerie générale dÉmile Crugy. Ouvrage qui rencontre sous certains aspects telle ou telle préoccupation mystagogue de Kavanagh [...];
5°. LAbbé Jean-Pierre Paulin Martin (1840-1890), déjà candidat en 1870, qui adjoint entre autres aux deux ouvrages présentés alors un Essai sur les deux principaux dialectes syriens orientaux et occidentales, en deux volumes édités chez Maisonneuve à Paris, en 1872, et les uvres grammaticales dAboul Faradj, dit Bar Hebraeus, également en deux volumes chez Maisonneuve à Paris, 1872.
6°. Joseph Halévy (1827-1917), Épigraphiste et spécialiste du Sabéen, né en Turquie mais naturalisé français en 1865, ultérieurement directeur détude à lÉcole Pratique des Hautes Études où il enseignait léthiopien et le Sabéen, propose un Essai dépigraphie libyque qui sera publié plus tard dans le Journal Asiatique, Série 7, Février-Mars 1874, pp. 73-203, et qui, retravaillé, devait donner naissance aux Études berbères. Première partie, de lImprimerie Nationale, 1875, en 181 pages.
7°. Michel Israel Jehiel Rabbinowicz (1818-1893), renouvelle alors la soumission de sa Grammaire latine simplifiée, exclue du concours par le jury au motif que sa publication imprimée remontait à 1869.
8°. Grasset dOrcet, archéologue et historien ayant accompagné Renan et de Voguë lors de leurs missions au moyen Orient en 1861 et 1862, enregistré au concours comme vivant à Chypre depuis plusieurs années, propose en manuscrit un Mémoire sur le cratère dAmathonte [...;] deux épigraphes chypriotes, dont lune en caractères grecs trouvées à Soléa, et les celliers funéraires de Palai-Paphos explorés en 1856.
9°. Francis Louis Meunier (1824-1874), philologue et linguiste qui indexa la traduction de la Grammaire comparée de Bopp, et qui fut membre de la Société de Linguistique de Paris depuis 1867, propose en manuscrit un ouvrage intitulé Les Composés qui contiennent un verbe à un mode personnel en latin, en français, en italien et en espagnol, qui sera publié posthume en 1875 par lImprimerie nationale, à Paris, avec une préface dÉmile Egger. Ce travail obtint de partager le prix de 1873 avec les ouvrages présentés par Joseph Halévy. Mais il est plus significatif de noter quà côté de cette recherche de linguistique comparée proprement dite, Meunier donnait également à lire des Études de grammaire comparée. Les composés syntactiques en grec, en latin, en français, et subsidiairement en zend et en indien, publiées à Paris chez Durand et Pedone-Lauriel, en 1873, ainsi quun opuscule de 51 pages: De quelques anomalies que présente la déclinaison de certains pronoms latins, publié dès 1869, chez Lainé et Havard, comme un tirage à part des Mémoires de la Société de Linguistique de Paris, 1868, I, pp. 14-62.
De mon exemplaire personnel des Composés [...]; publiés par Meunier, jextrais ces lignes:
« Jappelle composés syntactiques ceux dont le premier membre est à un cas, au cas voulu par la syntaxe, en opposition avec les composés ordinaires, ceux dont le premier membre est un thème, cest-à-dire le cas général. [...;] Je pars dun principe unique: ces composés sont nés de phrases complètes, dont on a laissé de côté quelque chose, tantôt le sujet, tantôt le régime direct, tantôt le régime indirect en totalité ou en partie. Le problème consiste à retrouver la phrase-mère. Cette phrase retrouvée, rien de plus facile que de dire à quel mode est le verbe du composé et si le substantif est sujet ou régime. [...;] La manière dont M. Littré a traité les composés qui contiennent un verbe ne laisse rien à désirer en ce qui concerne la question orthographique. Comment faut-il les écrire, tant au singulier quau pluriel ? Cest ce quil a exposé avec tant de soin, que je ne vois pas ce quon pourrait ajouter à ses explications. Mais à quel mode est le verbe contenu dans le composé ? Est-il à lindicatif, ou à limpératif ou au subjonctif ? Quel rôle joue le substantif dans le composé ? Est-ce celui de sujet, de régime direct ou de régime indirect ? Autant de questions quil na pas résolues, du moins pour la plupart des cas. Cependant un dictionnaire étymologique, comme est le sien, devrait contenir une réponse à chacune de ces questions. Jai essayé de résoudre les difficultés » [pp. ix-xi]
Par où lon voit nettement me semble-t-il toute la portée du travail de Meunier, qui est de critiquer la thèse déjà ancienne de H. Weil [1844] sur lordre des mots dans les langues anciennes et les travaux trop rapides de la lexicographie de Littré et de ses émules. Nous sommes là dans une double configuration épistémique et épistémologique entièrement différente de celle dans laquelle Kavanagh sinscrit encore avec obstination, opiniâtreté ou peut-être inconscience et naïveté. Dans ces conditions théoriques et critiques, linsertion historique de luvre de Kavanagh parmi ses contemporains ne peut demblée que sembler rétrograde et idéologique [...]; Au sens le plus mauvais sens du terme, à savoir celui qui en fait lexpression de lhostilité déclarée la plus forte à lendroit de la métaphysique [...]; Mais, même précédée dune semblable recommandation qui pourrait nêtre au fond quun préjudice, peut-être luvre de Kavanagh est-elle encore capable de nous intéresser et de nous apprendre quelque chose de lévolution des idées sur le langage au tournant des années 1840-1850.
2° LA DÉCOUVERTE [...]?
2. 1. Je passerai non moins rapidement sur les circonstances de publication de cet ouvrage, que Kavanagh donne dès la Préface comme une sorte déternel Work in progress [...]: « Cet ouvrage sest augmenté de moitié pendant le court intervalle de temps qui sest écoulé depuis la livraison à limprimeur du manuscrit primitif , jusquau jour de sa publication », insistant par ailleurs sur le caractère original dune traduction simultanée en français:
1° « [...] commencée à Paris en même temps que louvrage lui-même, elle a été mise sous presse à la même époque, et ne sest terminée quau fur et à mesure de lenvoi des épreuves anglaises, qui étaient traduites aussitôt que reçues et imprimées aussitôt que traduites » [...]
Il sensuit une sorte de constante interaction entre la langue anglaise et la langue française dont le texte de louvrage porte extensivement la marque dans les exemples quil allègue.
2. 2. En revanche lorganisation du volume mérite quon sy arrête un peu plus ; Après avoir rappelé la « précipitation qui entoure les productions de lesprit », Kavanagh mentionne lunité dun ouvrage qui, toutefois, se compose bien de deux parties distinctes. Dans la première, laccent est initialement porté sur les conditions philosophiques sous lesquelles létude du langage se présente à lauteur. Au terme de cet exposé préliminaire Kavanagh conclut sur lidée que « la science de la grammaire nous a jusquà présent été complètement inconnue » [...]. Ce qui est probablement une manière provocante de révoquer lhistoriographie dune discipline et laccumulation des matériaux à laquelle ont procédé depuis le XVIe siècle les vieilles traditions logique (issue de Port Royal), puriste (dérivée de Vaugelas), normative (héritée de Bouhours), ou descriptive (accréditée par les remarqueurs).
Prenant ensuite les exemples des substantifs, des pronoms personnels et de ladjectif, lauteur se plaît à souligner combien ces parties du discours ont été - à son avis - mal étudiées jusqualors.
2. 3. Il propose en conséquence:
a) une nouvelle définition et une présentation inédite des parties du discours dans laquelle les substantifs « sont seulement des noms au quatrième degré ».
b) une réévaluation du statut et des fonctions du pronom.
c) une confirmation de ce que, dans cette modélisation, « le verbe est un adjectif ou nom au quatrième degré » [...];
d) une reconstitution des conditions dans lesquelles « les hommes devaient sexprimer aux premières époques du monde, lorsquils avaient occasion demployer le verbe être » [...]; Et enfin,
e) une confirmation de limportance essentielle des étymologies « qui expliquent les accroissements successifs des langues, ainsi que la confusion qui se répandit sur les premiers mots des hommes » [...];
2. 4. Avec cette dernière expression, et avant même de sengager dans la deuxième partie de louvrage, on peut comprendre quel est lobjectif caché de lanalyse de Kavanagh [...]; Derrière un appareil conceptuel de type philosophique et une ambition avouée de nature « philologique », cest bien une phylogénèse du langage quenvisage de décrire lauteur, entée sur des considérations métaphysiques et même théologiques, puisque celui-ci va même jusquà affirmer que son travail permet de retrouver « cette sagesse divine qui, pendant tant de siècles, est restée enfouie dans les mots » [p. 855]. La suite du texte expose sans ambages ce dessein général qui conduit Kavanagh à prendre systématiquement le contrepied de la plupart des évidences reçues en grammaire. Dans ce quil est bien nécessaire de nommer le fouillis de son argumentation et de ses exemples, notre auteur est ainsi amené à
f) assurer qu« aucune langue nest dérivée dune autre » à partir de lobservation selon laquelle « Notre et Votre ne viennent pas des mots latins noster, vester ».
g) montrer que « tous les mots sont formés à laide dun nombre très restreint de syllabes radicales ».
h) rappeler la « sagesse extraordinaire qui - à son avis - se révèle dans la formation des mots », prenant comme exemple les mots man, woman, Adam, animare, animal, animation, beget, amo, Venus, shame, honte, etc. Je reviendrai plus loin sur ces exemples.
i) exposer les raisons pour lesquelles on trouve « dans lexplication des caractères de lalphabet grec, celle de tous ceux des autre langues ». Et enfin à
j) revendiquer pour sa découverte une universalité dintérêt qui doit la faire reconnaître comme telle par les « mathématiciens, théologiens, grammairiens, lexicographes, logiciens et philosophes » [...]; avant de dénoncer in extremis
k) les « esprits qui ne sont pas capables daccepter par eux-mêmes un nouvel ordre didées » [...];
Comme la rédaction de louvrage est-elle même de construction diffuse et son expression souvent tellement abstraite quelle en semble abstruse, le lecteur peut se demander quelle est donc cette découverte si extraordinairement fondamentale. La réponse à une telle question nest pas difficile à trouver, puisque Kavanagh plaide explicitement en faveur de lidée selon laquelle tout un chacun, par introspection et analyse du fonctionnement de lesprit, est en mesure de procéder à lanalyse du langage:
2° « La science de la grammaire nest pas comme lastronomie, ou la chimie, que peuvent aborder seulement quelques-uns dentre nous ; [...;] le peu de connaissances qui sont regardées comme nécessaires pour faciliter à toute personne lexamen de ses principes, la rend accessible non seulement aux hommes dun esprit supérieur et dun grand savoir, mais encore à la multitude » [...]; [p. 8]
2. 5. Ce postulat de départ amène Kavanagh à dénoncer « létat actuel de la grammaire » et à « montrer la confusion qui y règne », pour mieux assurer la teneur du projet philosophique et philologique dont il se sent porteur, qui consiste au fond à trouver par introspection spéculative la raison de toute chose dans le sentiment de lexistence dun principe organisateur universel pour lequel le terme de dieu peut être choisi comme étiquette. Derrière cette recherche, cest donc le rapport du mot au monde qui se trouve réévalué dans le sens dune justification intrinsèque contrevenant au principe général darbitrarité que la tradition aristotélicienne, bien avant Saussure, avait mis en évidence comme un des fondements de la sémiologie interne du langage:
3° « [...;] par lapplication du principe par lequel je suis guidé, [...;] outre la forme présente et antérieure des mots, on peut expliquer le sens quils renferment en eux-mêmes à linsu de tout le monde, sens qui est leur propre définition. Car je me suis convaincu que les hommes, lorsquils formèrent les premiers mots, ne les appliquèrent pas au hasard, mais raisonnèrent exactement comme ils raisonnent maintenant lorsquils donnent un nom à un objet ; cest-à-dire que chaque mot était fait de manière à ce quil sexpliquât lui-même, de sorte que leur emploi ne nécessitait jamais aucun éclaircissement »
La remarque mérite dêtre soulignée car elle renferme dune part lexposition dun principe épistémique: le caractère nécessairement intrinsèque de lélucidation des difficultés du langage ; et, dautre part, et dautre part lexposé dune méthode de travail:
4° « Lorsque jaurai, par lapplication de mon système, expliqué ainsi toute espèce de mots depuis leur état actuel jusquà leur forme native, je rechercherai la nature des lettres elles-mêmes, et je ferai connaître leur origine ainsi que la manière dont elles furent formées: ainsi je donnerai le sens littéral des noms qui appartiennent à toutes les lettres de lalphabet grec dont les savans nont rien su nous dire jusquà présent ; car ils ont été assez simples pour supposer que des noms aussi longs que alpha, béta, gamma, delta, epsilon, etc., avaient été arbitrairement donnés à ces lettres, sans quaucune signification leur eût été attachée parles hommes éminemment sages qui les composèrent et le rangèrent dans lordre quelles occupent encore maintenant. Cette explication de lalphabet grec conduira à celle de tous les autres, pourvu quon y ait conservé les noms primitifs des lettres ou à-peu-près ».
Le projet se révèle ici de manière un peu plus lisible: il sagit pour Kavanagh de retrouver dans le nom des unités de lalphabet le principe dénominatif organisateur du monde verbal, qui reproduit lui-même lorganisation de lunivers sous lhypothèque dun principe déiste:
5° « Je montrerai dans lendroit convenable pour cela comment cette signification peut être retrouvée dans ces caractères, et je ne doute pas que cette partie de ma découverte ne jette une grande lumière sur lhistoire religieuse et civile des plus anciens temps. [...;] Jai lintention de donner vers la fin de cet ouvrage de nombreux exemples de la marche à suivre pour analyser les mots afin de retrouver leur sens caché. »
2. 6. Lambition est donc celle dun dévoilement qui, dès labord, place la réflexion de Kavanagh dans la lignée des élucubrations mystagogues qui nont cessé de proliférer en Europe, entre le XVIe siècle et lépoque de notre auteur, autour du développement dune pensée rationnelle du langage. Sans remonter aux origines, quil me soit ici permis de citer pour la fin du XVIIIe siècle et les débuts du suivant les noms de:
- sur le versant anglais: Rowland Jones déjà auteur en 1764 dun The Origin of Language and Nations ; John Cleland, avec The Way of Things by Words and to Words by Things ; Being a Sketch of an Attempt at the Retrieval of the Ancient Celtic [...]; en 1766 ; ou James Parsons, qui écrivait en 1767 Remains of Japhet. Being Historical enquiries into the Affinity and Origin of the Euyropean Languages [...];
- sur le versant français: Antoine Court de Gébelin, avec son Histoire naturelle de la parole ou Grammaire universelle à lusage des jeunes gens, de 1776, ainsi que son plus célèbre Monde primitif analysé et comparé avec le monde moderne ; considéré dans son génie allégorique et dans les allégories auxquelles conduisit ce génie [...]; de 1773-1782 ; ou Louis-Claude de Saint-Martin, dont on connaît le Cahier des langues, publié jadis par R. Amadou (4), voire Antoine Fabre dOlivet, rendu célèbre par La langue hébraïque restituée, et le véritable sens des mots hébreux rétabli et retrouvé par leur analyse radicale, de 1815.
2. 7. Ces travaux, stimulés également par la théosophie et le celticisme naissant, quoique différents dans leur esprit et dans leurs propres desseins, trouvent à se réunir dans le partage de conceptions lexico-métaphysiques, voire cabalistiques, et une commune tentation de dévoiler les mystères de la langue originelle. A côté de la postulation phylogénétique, qui tend à dresser une généalogie et à décrire des enchaînements, cest donc aussi lhypothèse biblique du monogénétisme linguistique qui se trouve réactivée. Morgan Kavanagh, sous cet aspect là, se révèle très proche des idées développées par Fabre dOlivet, et ne déroge donc pas. Il note dailleurs:
6° « A mesure que jai lu dans les mots, jai vu saffermir en moi lopinion que jeus dabord, quil ny avait aux temps dont je parle quune seule langue, ainsi quon le dit dans la Bible: « Alors toute la terre avait un même langage et une même parole (Genèse, xi, 1) » ; et que lhébreu, le grec et le latin, aussi bien que les langues modernes quon suppose en être dérivées, ne sont que des dialectes de cette ancienne langue » [p. 564]
Toutefois, la singularité des conceptions de Kavanagh, comme on peut le lire ici, se marque dans lidée assez complaisamment développée, au demeurant, selon laquelle lhébreu est lui-même une langue dérivée, comme le latin ou le grec, dune langue primitive antérieure à Babel. De telle sorte que lhébreu nest plus considéré comme la langue du paradis originel, celle dans laquelle Adam aurait nommé les animaux [...]; On samusera en conséquence à noter que pour tenter dillustrer les premiers éléments de cette langue pré-adamique, Kavanagh a constamment recours à des items de la langue anglaise ! [...];Fortement influencé - quand bien même il sagit de critiquer - par les Diversions of Purley (1786) de John Horne Tooke (1736-1812) (5), dont le nom revient fréquemment dans ses propres pages à côté de ceux de Locke, Du Marsais, Condillac ou Sir Charles Stoddart, notre auteur oriente ainsi lexpression de ses conceptions sémiologiques vers une sorte de mixte curieux associant un étymologisme de nature spiritualiste à une épistémologie de type matérialiste ; ce qui lui fait assumer - non sans quelques difficultés ! - une position critique à légard de la philosophie générale, ou plus exactement à légard de la génération des idées telle quon peut se la représenter à travers la théorie de Locke:
7° « [...;] lesprit (mind) de lhomme pendant quil est sur la terre est matériel comme tout ce qui est ici bas, et son immatérialité et immortalité ne commencent quaprès la mort lorsque lesprit humain devient âme, sur laquelle, à cause de sa nature divine, nous ne pouvons avoir quune très-faible idée tant que nous sommes dans notre état dignorance actuelle ; de sorte que soutenir que notre esprit est la même chose que notre âme est le comble de la vanité, en même temps que le raisonnement le plus faux. [...;] Quant à moi, je sépare radicalement lâme de lesprit. Laissons donc à son existence toute divine cette création sur laquelle nous navons rien à apprendre. »
A la lumière de ce que nous connaissons aujourdhui des mécanismes du cerveau et de la pensée, les idées développées par Kavanagh entre 1840 et 1850 sur leurs modes de fonctionnement laissent ainsi paraître une subsistance des thèses de lIdéologie quimplémenteraient de vagues prémonitions de notre cognitivisme contemporain:
8° « Jai démontré que lesprit est une substance matérielle douée du pouvoir de penser, et agissant en conséquence de ce pouvoir parle moyen des nerfs sur presque toutes les parties du corps; de même quil en reçoit des impressions par les mêmes moyens.
[...;] le cerveau a, dans son pouvoir de recevoir des impressions, une prodigieuse variété, et peut-être nest-il pas de créature vivante qui, dans tout le cours de son existence, ait reçu deux fois la même impression. » [p. 143]
La tendance nest pas nouvelle à cette époque, et Morgan Peter Kavanagh nen est certes pas un représentant isolé ; la lutte entre esprit de système et lattention scrupuleuse portée à lobservation de faits constatés se livrent alors, dans le champ de lépistémologie, une lutte sans merci. A titre de plaisante dénonciation, je rappellerai simplement le texte ironique que Victor Cherbuliez signe, justement en 1858, dans un des feuilletons de la Revue Critique des Livres Nouveaux quil anime de son esprit, et qui consacre une part non négligeable de ses activités aux ouvrages de langue ou portant sur le langage. Dans ce petit texte, Cherbuliez moque la prétention de la réaction catholique à se mêler de linguistique, visant particulièrement Bonald et de Maistre, mais aussi nombre de plus ou moins obscurs, tel notre Kavanagh. Fidèle à la ligne de pensée de la Revue critique, il marque là très précisément une nette distinction entre lesprit de système et linvestigation attentive et scrupuleuse des faits (p. 206), cest-à-dire la méthode:
« Dailleurs quel profit attendre des raisonnements les plus ingénieux du monde, quand les prémisses sont fausses et les questions mal posées? On disputerait cent ans si lâme est verte ou jaune, sans que cela fît faire un pas à la psychologie, et les érudits qui firent de gros traités pour décider si le monde avait été créé un vendredi à quatre heures de laprès-midi, ou un samedi dans la soirée, ont médiocrement avancé les affaires de la philosophie de la nature. »
3 DE LA DÉCOUVERTE À SON APPLICATION [...]
3. 1. Semblable conception trouve immédiatement son application pour Kavanagh dans le domaine du langage, qui donne à lire le travail dabstraction et dépuration que réalise la sémiologisation des perceptions dans et par les signes spécifiques dune langue:
9° « Si lon observe maintenant que les mots par lesquels les hommes sefforcent de communiquer leurs impressions mentales ne varient pas selon ces impressions ; si lon remarque que, faisant mille fois dans notre vie allusion à une montagne, le nom sera toujours le même, quoique nous ayons voulu exprimer les mille impressions différentes que nous devons avoir reçues en prononçant le mot montagne ; on reconnaîtra que ce mot, ayant toujours dans notre langue la même forme et la même signification, ne peut avoir pour rôle que dindiquer très grossièrement nos idées »
Il sensuit un relativisme général contrevenant à la représentation dun langage dans lequel les contenus des signes seraient gagés par une sorte de parité fixe de la chose et du concept dont grammaires et dictionnaires de chaque langue gageraient la stabilité:
10° « [...;] toute personne qui fait quelque attention à la manière variée dont son esprit agit, doit reconnaître à linstant que le mot, ayant toujours dans notre langue la même forme et la même signification, ne peut avoir pour rôle que dindiquer très grossièrement nos idées ; car on ne peut pas disconvenir que les notions quon se crée des choses soient incessamment différentes, quoique les choses elles-mêmes paraissent ne pas changer plus que le nom quelles portent et la signification que les dictionnaires donnent à ces noms. »
Doù résulte ce que Kavanagh croit être sa découverte:
11° « Tout le monde peut se convaincre que les mots liberté, amour, pitié, courage, etc., naffectent pas également notre esprit pendant la vie ; cependant la même forme et la même signification leur sont attachées cette année comme lannée passée. Je peux en conséquence établir que les mots ne sont pas la même chose que nos idées ; quils ne les représentent aucunement, et quils ne font seulement que les nommer »
3. 2. Cette découverte - avérée ou illusoire - engage dès lors la réflexion de Kavanagh dun pas supplémentaire en direction du matérialisme, dune part, et, dautre part, dans la voie de son affranchissement à légard des théories fixistes ou immanentes de la pensée:
12° « Lorsque dans mes recherches sur lesprit humain jen fus arrivé à ce point, et, quen adhérant aux conclusions précédentes, jeus accompli ma découverte, je demeurai convaincu que, pour posséder une variété si étonnante dans ses pouvoirs de recevoir des impressions par le moyen des sens, le cerveau devait toujours être en mouvement, et pendant plusieurs jours je crus avoir découvert le premier ce secret de la nature. Cette confiance provenait de ce que je ne me souvenais daucune observation sur le cerveau qui pût men bien faire apprécier la nature. Javais souvent entendu parler de la circulation du sang, mais cette réflexion toute simple ne métait jamais venue que, par conséquent, le cerveau devait toujours être en mouvement. »
Un pas qui conduit Kavanagh à affirmer que - les paroles servant à nommer nos idées - les parties classiques du discours peuvent faire lobjet dune réduction: « comme tous les mots doivent, de manière ou dautre, nommer nos idées, il en résulte que tous les mots doivent, de quelque façon que ce soit, être des noms , ni plus ni moins. En conséquence, je réduis à une seule, les neuf classes de mots quon a conservées jusquà ce jour ». Et lon ne sera guère surpris dapprendre alors que cette simplification conduit à lhypostase substituant le nom à toutes les autres catégories du discours, lesquelles ne sont plus alors que les parties fractionnaires du seul entier que lhomme puisse concevoir. Le nom est effectivement pour Kavanagh ce qui « nomme ou qualifie une idée, ce qui lindique de quelque manière que ce soi, et cest ce que tout mot fait, mais pas davantage ».
3. 3. Cette réduction pourrait donner limpression que lauteur cherche ici à retrouver une sorte dunité organique originelle sinscrivant à la fois dans la perspective phylogénétique du langage et sous lhypothèse du monogénétisme linguistique dorigine biblique, qui sont les cadres épistémologiques de sa réflexion. Mais, Kavanagh citant également dabondance Condillac avec qui il croit partager une même foi dans le réductionnisme rationnel des phénomènes perçus, probablement est-il plus intéressant de voir dans la simplification des neuf classes de mots la trace de préoccupations ambiguës que lon nommerait aujourdhui idéologiques et cognitivistes.
3. 3. 1. - Préoccupations idéologiques, car dans le souci de rationaliser lorganisation du langage et des langues, Kavanagh est amené à imaginer des rapports proportionnels déduits de sa conception dun entier fractionné grâce auxquels il devient possible dorganiser logiquement lexpression du sens. Examinant le cas des adjectifs, dont la grammaire expose le fait quils connaissent:
13° « quatre degrés et se comparent ainsi: grand, plus grand, le plus grand, grandeur ; méchant, plus méchant, le plus méchant, méchanceté ; vertueux, plus vertueux, le plus vertueux, vertu »
Kavanagh imagine donc un dispositif de calcul du sens des unités lexicales que certaines théories actuelles ne renieraient pas encore totalement:
14° « Le quatrième degré nomme ainsi toute la substance, et les trois degrés qui le précèdent sont par conséquent moins que lentier. Ceci nous fait donc reconnaître quun adjectif au positif est moins quun substantif, quil en est même la moindre partie, puisque le positif est le degré le plus faible en valeur, et que le substantif, qui nest autre que le quatrième degré, est le plus élevé. » [p. 162]
3. 3. 1. 1. Dans son ingéniosité même, ce dispositif va jusquà justifier limpossible lorsque, par exemple, le nom ne se trouve pas au terme dune série comparative morphologique. Condylure étrange se métamorphosant ici en véritable scorpion, Kavanagh propose une involution de la pensée du nom qui lui permet de développer en interne son modèle danalyse comparative et proportionnelle:
15° « Quand des noms, ou si lon préfère, quand des adjectifs au quatrième degré ont le positif qui doit leur appartenir, comme bonté à bon, méchanceté, méchant, on peut toujours les comparer comme nous lavons fait ci-dessus ; lorsquils nen ont pas, on peut encore les comparer ; car, puisque nous savons que le positif est le moindre des quatre degrés, nous navons quà prendre une partie dun nom, quel quil soit, et à le comparer jusquà ce que nous arrivions au nom lui-même, afin davoir les quatre degrés. Ainsi les noms bâtiment et église, qui qualifient une substance entière, nont pas de positif, mais les expressions une partie dun bâtiment et une partie dune église peuvent tenir la place de leurs positifs ; et de ce moment nous pouvons les comparer ainsi: A est une partie dun bâtiment, B est une partie plus grande dun bâtiment, C est la plus grande partie dun bâtiment, D est un bâtiment. A est une partie dune église, B est une partie plus grande dune église, C est la plus grande partie dune église, D est une église ; cest-à-dire la construction A est une partie dun bâtiment ; la construction B est une plus grande partie dun bâtiment, la construction C est la plus grande partie dun bâtiment, mais la construction D est un bâtiment. La construction A est une partie dune église, la construction B est une plus grande partie dune église, la construction C est la plus grande partie dune église, mais la construction D est une église. [...;] Le quatrième degré se peut toujours distinguer des autres en ce quil nomme toute la substance, et quil peut prendre devant lui les mots une partie de, comme une partie de bâtiment, une partie de la bonté, une partie dor ».
On sera sensible dans ce texte - non seulement, bien sûr, aux effets de la rhétorique répétitive de Kavanagh, qui sont une marque de son style - mais à la qualité même des exemples choisis, ainsi quà lutilisation du marqueur de glose métadiscursive: cest-à-dire [...]; it means, that is to say [...]; La même technique danalyse peut sappliquer avec succès, selon Kavanagh, aux prépositions, qui, lorsquelles « sont comparées séparément des mots quelles précèdent », laissent leur quatrième degré « être facilement imaginé, quoiquune pareille forme puisse ne pas exister dans la langue » (6).
3. 3. 1. 2. Dans ce système tetrastique, Kavanagh peut alors aisément disposer des paliers proportionnels permettant non seulement lévaluation du sens des mots:
16° « Ainsi le positif est égal au quart dune certaine partie, le comparatif à la moitié, le superlatif aux trois quarts et le quatrième degré à lentier » [p. 165]
mais aussi la définition de propriétés que lon dirait logico-syntaxiques. On pourrait dailleurs comparer utilement ici ce que propose notre auteur avec ce que Henri Weil écrivait, la même année 1844, dans sa thèse de doctorat De lOrdre des mots dans les langues anciennes comparées aux langues modernes. Question de grammaire générale. Revenant sur lexemple « Ce bâtiment est léglise », Kavanagh rappelle « que cela signifie la substance nommée: ce bâtiment est aussi nommée léglise ». Et il ajoute:
17° « Comme les deux mots bâtiment et église sont ici rendus définis dans leur signification par les mots ce et la ; et comme lun nest pas plus que lautre, cette proposition fait une définition parfaite, et nous pouvons dire par conséquent: léglise est ce bâtiment, aussi bien que ce bâtiment est léglise, sans changer le sens de la proposition. Mais si lun de ces termes (bâtiment et église) était défini et lautre indéfini, cette mutation ne pourrait avoir lieu sans changer le sens de la proposition ; et cela arriverait avec cette phrase: ce bâtiment est une église, qui donnerait une église est ce bâtiment. De même, quoique les deux termes soient définis, si lun est plus que lautre, on ne peut les faire changer de place sans dénaturer le sens. Ainsi, dans cette phrase: ce livre est ma propriété, qui signifie ce livre est une partie de ma propriété, cest-à-dire de toute ma propriété, doù il est clair que propriété signifie plus que livre puisque je ne veux pas dire que toute ma propriété se borne à ce seul livre, je ne peux pas déplacer les termes sans en changer complètement le sens ; et cest ce qui arriverait si je disais ma propriété est ce livre, ce qui voudrait dire toute ma propriété se borne à ce seul livre.
De là, nous pouvons sagement conclure que, lorsque deux termes dune proposition sont définis et dégale valeur, cest-à-dire quand lun nest pas partie de lautre, ils forment une définition, et quon peut les faire changer de place sans altérer le sens en aucune façon. » [p. 168]
3. 3. 1. 4. Sous lhypothèque que lesprit et la pensée sont toujours deux choses différentes, comme je le rappellerai ci-dessous, Kavanagh expose ici une manière a priori de plaquer des cadres déjà logico-arithmétiques sur le vivant des mouvements du discours pour en déduire lorganisation de la pensée. Tandis que Weil revendique pour sa part daccorder une plus grande et plus juste attention à lobservation empirique des données du discours sans se soucier den dégager directement les lois de la pensée, puisque pour lui « lordre des mots doit reproduire lordre des idées » (7).
3. 3. 2. - Préoccupations cognitivistes, tout autant, car lensemble de ces réflexions est soutenu par un substrat philosophique - dont on a déjà vu plus haut les représentants principaux - qui affirme la distinction de lâme, de lesprit et de la pensée:
18° « Un homme peut être un bon poète et mauvais historien, mais nous ne pouvons pas le censurer sous ce dernier point de vue, sans que lindividu nommé bon poète ne reçoive aussi notre censure, puisque le bon poète et le mauvais historien ne font quun seul et même individu. Donc, si lesprit est le même que lâme, lun ne peut pas souffrir sans que lautre souffre aussi. De sorte que si une personne prenait assez dune certaine liqueur pour que son esprit en fût affecté, nous serions obligés, du moment quon considère lesprit et lâme comme ne faisant quun, de croire son âme également atteinte, puisque les philosophes soutiennent que lâme et lesprit sont une seule et même chose.
Mais comme il nest pas une seule personne de bon sens qui puisse croire que parce que lesprit est malade lâme doive lêtre aussi, il suffira dun moment de réflexion pour se convaincre que lâme ne doit pas être la même chose que lesprit. » [p. 131]
Mais qui, pour le démontrer encore ici, ne sait recourir quà des arguments métaphysiques.
3. 3. 2. 1. De ce constat Kavanagh déduit une conception de la pensée dans laquelle le cerveau - par les effets de la circulation du sang dont il était question plus haut - occupe une position cardinale. Doté par cette circulation même de la capacité de recueillir, de donner et dexprimer le mouvement, le cerveau devient matériellement en soi le lieu biologico-logique du penser, cest-à-dire de lactivité insécable qui opère la jonction du pensable et du pensé:
19° « Selon moi, lesprit est une substance matérielle, douée, comme toutes les autres substances matérielles, de qualités qui lui sont particulières: cest le cerveau. Et le pouvoir de penser et de donner le mouvement qui appartient à cette substance peut être appelé esprit, mais nullement âme, dont il diffère tout-à-fait (probablement), et dont nous ne pouvons rien savoir, par expérience, dans ce monde.
Lesprit et lâme diffèrent essentiellement, car la destinée de celle-ci ne peut pas, comme la divinité dAlexandre, dépendre dune potion quun médecin aurait préparée. Je pense que lâme est aussi supérieure à lesprit que le diamant lest au caillou du chemin. » [p. 132]
Reste seulement ici la dépendance théosophiste de Kavanagh pour corriger le matérialisme de son analyse:
20° « Par cette manière de considérer lesprit, je ne le rends pas moins intelligent quil ne lest véritablement, car cela serait impossible ; mais je remets lâme en sa véritable place, puisque, du moment que nous admettons que lesprit et lâme sont deux substances différentes, lune matérielle, lautre immatérielle, on doit croire que cette dernière, lâme, à cause de sa nature immortelle, est infiniment supérieure à lesprit.
Par ce raisonnement même, notre idée de la divinité est encore agrandie, puisque nous reconnaissons, malgré notre haute opinion de lesprit, quelle a accompli une autre création (lâme), dont les qualités merveilleuses surpassent à linfini celles quelle a accordées à lesprit. » [p. 132]
3. 3. 2. 2. Car notre auteur plaide de toute évidence en faveur dune séparation radicale et inlassablement répétée de lâme et de lesprit, elle-même fondée sur une représentation physiologique des mouvements dénergie affectant le cerveau en tant quorgane biologique central des perceptions et de leur expression que médiatise le langage. Rapportée à ce dernier, semblable conception des mécanismes de la pensée donne immédiatement accès à une séméiologie, dont les noms signent linscription et gagent la fonctionnalité par leur aptitude à être des intermédiaires fixes entre les données variables de lexpérience et le sens que lhomme cherche à instiller dans les signes ou à extraire deux:
21° « Toute substance corporelle quand on en parle, devient mentale à linstant par cette raison, déjà donnée, quil nexiste pas deux personnes qui puissent jamais voir la même chose exactement de la même manière ; et que chacun pense une chose, non pas comme elle est dans la nature mais selon limage quil sen est faite dans son esprit. Ainsi, si je montre une montagne et que jen parle, ce ne sera pas de la montagne qui se trouvera devant moi que je parlerai, mais bien de limage que mes yeux men ont donnée ; et cette image est si loin dêtre une représentation exacte de la montagne que personne (tant sont différentes les impressions que reçoit lesprit) ne pourrait la voir de la même manière, et quil me serait impossible à moi-même de la revoir ainsi dans un autre moment. Cest pour cela que cet objet matériel dans la nature devient, lorsquon en parle, une substance intellectuelle aussi bien que lamour, la crainte, lespérance, etc. Ceci explique comment les substances intellectuelles ont, dans la grammaire, la même valeur que les substances corporelles: circonstance dont personne navait pu donner la cause jusquà présent.
Cette manière de voir coïncide avec le nouvel aperçu que jai pris de lesprit humain, et prouve que les mots ne sont ni la même chose que nos idées ni leurs représentans ? Pour faire sentir mieux encore cette vérité, il faut dire que si les mots avaient jamais eu le pouvoir quon leur attribuait (dêtre la même chose que nos idées ou même de les représenter), il ny aurait aucune nécessité de voyager pour connaître, pour visiter même les lieux que dautres décrivent ; et il arriverait en outre aux esprits les plus vulgaires de faire des récits quon trouverait bien supérieurs par la nature et la beauté à tout ce que Virgile et Homère ont écrit, mais non pas à ce quils ont imaginé ». [p. 156-57]
3. 3. 2. 3. Le déchiffrement ou le dévoilement du sens que Kavanagh traque inlassablement réfère donc à une recherche de nature étymologique que cautionne lhypothèse de la permanence des caractéristiques humaines de lesprit:
22° « Il est de toute évidence que tout mot, dans quelque langue que ce soit, renferme en lui-même son histoire et sa définition ; car, supposer que les auteurs dune langue nattachèrent pas un sens aux mots toutes les fois quils en créaient un, ce serait les croire non-seulement dénués de toute raison, mais encore de toute communauté despèce avec nous ; puisquil ny a pas aujourdhui dhomme, quelque ignorant, borné, ou stupide quil soit, qui puisse donner un nom à nimporte quel nouvel objet, sans attacher quelque sens à ce nom. Mais lorsque avec raison on admet que les hommes possédaient anciennement un esprit de la même nature que le nôtre, on est forcé de reconnaître que les mots quils ont composés doivent être significatifs, et que nous pouvons, en les déchiffrant, acquérir les connaissances les plus curieuses sur létat primitif du monde, et voir comment il a pu se faire quune seule langue prît des formes aussi variées. » [p. 565-66]
Et cest ici que les spéculations auxquelles il se livre dans le cadre idéologique et épistémologique qui est le sien trouvent en quelque sorte la pleine expression de leur caractère fantastique. De Ménage à Turgot, cette discipline avait connu déjà bien des transformations dans ses son objet, méthodes, son épistémologie. Il semble que Kavanagh se soucie peu de ces réaménagements, ne retenant de ceux-ci que le souci détayer la démarche sur des faits formels, car sa préoccupation principale reste de résoudre lénigme quil pense être sa découverte, selon laquelle, à lorigine « il ne peut y avoir quun seul mot, mais composé à laide dun calcul si étonnant quen nommant toujours la divinité il doit aussi nommer toutes les autres choses. » [p. 858]. Et cette seule remarque rappelle évidemment que lauteur se situe dans les cadres de lilluminisme.
3. 3. 4. Je ne prendrai ici quun seul exemple, celui de létymologie anglaise de woman, dans lequel apparaît de manière très perceptible linteraction des principes idéologique et cognitiviste de la construction théorique par laquelle Kavanagh se représente le langage et ses développements à travers lhistoire:
23° « Pour montrer la sagesse extraordinaire qui présida à la formation des mots, je peux introduire ici les différentes explications de man, woman, Adam, etc., que jai déjà promises dans une partie de cet ouvrage. Le lecteur peut se rappeler que le mot womb a été expliqué comme signifiant toute lexistence, mais lexistence double. Maintenant le mot am (suis), cest-à-dire la première personne du singulier du verbe être, donne aussi, lorsquon lanalyse, the womb, comme nous pouvons le voir ainsi, oim, mot dans lequel oi est pour man (homme), et est égal à io ou I go (je vais). Ceci nous fait voir que la partie radicale du mot womb est une seule lettre, ou tout au plus deux, cest-à-dire si nous accordons quun i soit sous-entendu devant lm, ou autrement devant v, u, ou w, car nous verrons que m nest rien moins que ces trois lettres. Alors am peut, dans certaines langues, sécrire av, dans une autre au, dans une autre encore aw. Quel est alors le sens de I go the womb ? Cela veut dire I existe to the womb (jexiste à la matrice), cest-à-dire jappartiens à cela, ou je suis de cela ; en dautres termes, I of woman (moi dela femme). Par conséquent, ce que jai dit au sujet de womb, cest-à-dire que ce mot signifiait toute existence, se trouve ici pleinement confirmé, car chacun peut dire I am (je suis), puisque toute personne est née de la femme (of woman). Mais quand nous analysons woman simplement ainsi, wo-man, ce mot signifiera littéralement the double one - man (le double un - homme), cest-à-dire le double un (à) lhomme, ce qui veut dire the womb to man (la matrice à lhomme). Et en nous rappelant que an est la partie radicale de man (im-an - the man), si nous analysons woman ainsi, wo-man nous aurons encore la matrice (à) lhomme ; donc wo et wom sont ici synonymes de femelle, de sorte que cest comme si lon disait la femelle à lhomme.
Dun autre côté, man signifie le mâle de la femme, comme nous pouvons le voir ainsi, im-an (iv-oin), Eve one, cest-à-dire Eve un, - le un appartenant à Eve ou à la femme. Cela nous fait découvrir que man et woman sont réellement deux mots pour mâle et femelle ; et lorsque nous plaçons ensemble les parties radicales de ces deux mots ainsi, an-im, nous avons lorigine de animal, qui fait, quand on lanalyse, an-im-al ; mais lordre primitif doit avoir été al-an-im - all male and female (tout mâle et femelle), cest-à-dire tout (à) mâle et femelle - toutes choses qui en sont nées.
Comme al, dans animal, est un autre nom pour la divinité, ce mot signifie aussi mâle et femelle à Dieu, voulant dire par là que la vie vient de Dieu. » [p. 526]
Précisément replacés dans le contexte historique de leur temps, ces développements rappellent par certains côtés les élucubrations saint-simoniennes dÉmile Barrault (1802-1869), par ailleurs professeur de lettres au renommé collège de Sorèze, qui, dans son cours oral de grammaire du 19 juillet 1832, délivré dans les jardins de Ménilmontant, affirmait le caractère central à tous égards de la femme dans le dispositif du langage (8). A lissue de cet imprévisible parcours qui slalome ainsi, en tout affranchissement de quelque logique philologique, entre les formes et le sens, entre les décompositions et les recompositions arbitraires, Kavanagh peut conclure aux vertus de cette « connaissance critique des mots primitifs » grâce à laquelle se trouve vérifiée lhypothèse de lorigine du langage et confirmée la véracité du modèle explicatif monogénétique des langues. Cest par là une sorte dorganicité unique du monde et de ses représentations qui se trouve assertée:
24° « [...;] il y a dans ce système une telle sagesse, quil nexiste pas de production de lhomme qui puisse non seulement légaler, mais même en approcher. Combien il est admirable que toutes les langues, que tous les mots, et toutes les lettres quon ait jamais connus, puissent se réduire au plus petit point quon puisse imaginer, et que ce petit point soit le signe par lequel on indique le créateur de toutes choses ! En mettant de côté la signification que tous les mots, que toutes les lettres, et même ce petit point renferment en eux-mêmes et qui est leur propre définition, il y a dans la seule unité de cet arrangement quelque chose de si extraordinairement sage et beau, quoique simple, quelque chose qui ressemble tant aux manières dopérer dun Dieu et séloigne si prodigieusement de tout ce que linvention humaine a pu accomplir, quil est impossible de lui assigner cette origine. » [p. 858]
On ne saurait imaginer - me semble-t-il - détails plus clairs de ce mixte si curieux, constitutif de la pensée de Kavanagh, qui associe en lui mystique et rationalité, matérialisme et idéalisme, philosophie et - si lon veut - philologie [...].
4. CONCLUSION
4. 1. Puisque jai ressaisi la personnalité et les conceptions mystico-matérialistes inlassablement réitérées de Morgan Kavanagh à lintérieur des cadres du Prix Volney, après avoir tenté den montrer les caractéristiques essentielles pour une historiographie des marginalités de lhistoire des idées linguistiques, il est somme toute légitime que je retrouve ici le texte avec lequel notre auteur prend congé du monde savant: cet opuscule étrange, rédigé en anglais et présenté une ultime fois, en 1873, à lattention du jury parisien sous lintitulé précédemment rappelé de An Author his own Reviewer [...]; Sous un tel titre, que lon ne sattende certes pas à trouver une lecture impartiale et une mise à distance objective des travaux de lauteur. Cest bien évidemment un plaidoyer pro domo qui sexprime dans ces pages, et qui fustige violemment tour à tour:
- le critique unique de The Westminster Review, de The Athenaum, de The London Illustrated News, The Pall Mall Gazette, et The Illustrated Review, qui condamne les errements de la méthode de Kavanagh ;
- le caractère scientifiquement timoré des membres de lInstitut de France et de lAcadémie française, « those learned philologists above mentionned », et notamment de Henri-Joseph-Guillaume Patin, qui lui avait écrit: « Je ne me sens en mesure ni de vous approuver, ni de vous contredire » [op. cit., p. 85]
- le décri dans lequel Max Müller, professant à lInstitution royale de Grande Bretagne, en février, mars, avril et mai 1863, ses Lectures on the Science of Language, tient les travaux philologiques et mythographiques de Kavanagh.
- ce quil considère être des erreurs dans les travaux du positiviste ennemi Littré [op. cit., pp. 203 sqq.] ou de Barthélemy Saint-Hilaire.
4. 2. On voit aisément par ces remarques que la dimension étymologique constitue laxe principal et le cur sensible des travaux de Kavanagh, le point sur lequel il lui est le plus dur de recevoir des critiques. Car, comme il le dit lui-même cette dimension touche directement à la question de linstanciation divine du langage, et, par conséquent, à celle de lautorité scientifique quil conviendrait selon lui de reconnaître aux détracteurs officiels de lexistence de Dieu:
25° « I beg now, gentlemen, to draw your attention to the many discoveries in philology in which I have had the evident advantage of your members of the Institute. But they are all philologists, and such men are the last in the world to admit the truth of a discovery which proves their own system to be of no value whatever. It is the philosopher, the close and original thinker, and not the mere linguist, grammarian or lexicographer, can decide respecting so important a discovery as the one, or rather the twofold one, to which I lay claim. Choose from among yourselves, gentlemen, a Locke, a Condillac, a Reid, and a Dugald Stewart - these men being in such a case the only competent and trustworthy judges. All such men have enlarged views, and the can no more doubt the existence of an infinitely wise Creator and Governor of the universe than they can disbelieve in their own existence or in the light of the sun at noon. But in what does the chief of your philologists, and who is also the chief of your Institute, believe ? That there is no God ! And this belief is no way concealed, but is professed openly and aloud ; and his followers are not few but many, and his works have a wide circulation. All this is very clearly and fully set forth by that eminent Christian divine, Monseigneur Dupanloup, Bishop of Orleans. And with the exception of one circumstance, namely, that M. Littréss works are going through new editions as soon as they appear, and have a wide circulation, I knew all this before. Now M. Littré may, for aught I know, be a very honest and honourable man, but the doctrine he is preaching justifies him in having no regard for either honour or honesty. And why so ? Because he who is son narrow-minded as not to believe in a God is scarcely more enlightened thant the maniac who cannot be made responsible for whatever he may say or do. But M. Littré is not a downright maniac, nor is his case a hopeless one. His friends should reason with him, and assure him that his principles are well calculated to accelerate the complete ruin of his country, and that its enemies could not employ for that purpose any one better fitted than he happens to be for serving their cause. His doctrine, that there is no God, is the abnegation of every sublime sentiment, so much so that, if the animals of the field could speak and argue, they would claim this doctrine as their own and accuse M. Littré of plagiarism [...]; » [op. cit, p. 220-21]
26° (« Maintenant, je vous demande, Messieurs, de porter votre attention sur les nombreuses découvertes en philologie grâce auxquelles jai pu marquer un évident avantage sur les membres de lInstitut. Mais ces derniers sont tous des philologues, et peu enclins, en tant que tels, à admettre la vérité dune découverte qui périme la valeur de leur propre système. Cest au philosophe, au penseur attentif et original, et non au simple linguiste, grammairien ou lexicographe, de décider de la valeur et de limportance dune découverte aussi importante, ou plutôt de la double découverte que je revendique. Choisissez entre vous, messieurs, un Locke, un Condillac, un Reid et un Dugald Stewart - ces savants étant dans le cas présent les seuls juges compétents et dignes de confiance que lon puisse invoquer. Tous ces savants ont développé des vues extrêmement larges sur le langage, et ils ne peuvent pas plus douter de lexistence dun créateur infiniment sage et dun gouverneur avisé de lunivers quils révoqueraient leur propre existence ou la lumière du soleil à midi. Cependant, qui est le chef de vos philologues, et quel est son credo ? Quil nexiste pas de Dieu ! Et cette croyance nest pas même dissimulée, elle est professée ouvertement et bruyamment. Ses adeptes, loin dêtre rares, sont nombreux, et les ouvrages de ce chef bénéficient dune large diffusion. Tout ceci est très clairement et totalement démontré par cet éminent chrétien quest Monseigneur Dupanloup, évêque dOrléans. A lexception du fait que les ouvrages de M. Littré bénéficient de nouvelles éditions aussi rapidement quils paraissent et quils connaissent une large diffusion, je savais déjà tout cela. Maintenant, pour autant que je le sache, M. Littré peut bien être un homme très honnête et honorable, nen reste pas moins que la doctrine quil professe le place dans limpossibilité davoir quelque considération que ce soit pour ces deux valeurs. Pourquoi cela, me direz-vous ? Parce que celui qui est doté dun esprit aussi étroit quil ne peut croire en lexistence de Dieu est à peine plus éclairé que le fou quil est impossible de tenir pour responsable de ce quil dit ou de ce quil fait. Mais M. Littré nest pas plus un simple fou que son cas est désespéré. Ses amis devraient discuter avec lui et lui faire comprendre que ses principes sont parfaitement calculés pour accélérer la ruine totale de son pays, et que ses ennemis ne pourraient pas employer à cette fin de meilleurs arguments que ceux dont il se sert. Sa doctrine, selon laquelle Dieu nexiste pas, est la négation absolue de tout sentiment sublime, à tel point que si les animaux des champs pouvaient parler et raisonner, ils feraient leur cette doctrine et accuseraient M. Littré de plagiat »)
4. 3. La charge ainsi menée contre Littré - devenu membre du jury en 1868 seulement, à la suite du décès de Joseph-Toussaint Reinaud - nest pour Kavanagh quun moyen de revenir à lessentiel de son plaidoyer: à savoir la justification de ses diverses candidatures au Prix Volney et la légitimation des ouvrages présentés dans ce cadre. Cest ainsi quil est amené à évoquer, après La Découverte de la science du langage, The Origin of Language and Myths, puis Myths traced to their primary source through language, en soulignant les mérites étymologiques de son travail:
27° « As far back as the year 1850, being then a competitor for the prix Volney, I submitted to your inspection a work, in Manuscript, bearing the same title as the one I sent to your Institute last year, and still as a competitor for the prix Volney. In 1856 and 1868 I became again a competitor for this prize, and have been so twice since then. And that the members of the Institute might the more readily see and appreciate the value of my discovery, I took in 1868, and since that year, some of their own etymologies, and allowed them to perceive, by applying my principles, that however clever and learned they might be in other respects, they knew nothing whatever of the origin of language. And how have I done this ? Not by mere assertion, but by replacing their bad etymologies by good ones. My two volumes, as well as this sketch, contain many incontrovertible proofs of what I do here assert. But few men who stand high in public opinion for their knowledge of any art or science can bear to be told that they know little or nothing of what they profess, and that may account for their affecting to despise what I have tried to make them believe. If M. Littré, who is, with M. Regnier for his assistant, the chief of the Committee of the Institute, happened to be as distinguished for tracing words to their primary sources as he is for compiling and explaining them, it would sink me very low in my own opinion to be slighted by him, for his dictionary is a fine explanatory compilation of French words. But that is all. Whenever he tries to trace a word to its primary source he is as much in the dark as any one else, and sometimes he is a great deal more so than many a man who is no philologist, but an original reasoner. »
28° (« Dès 1850, en tant que candidat au prix Volney, jai soumis à votre inspection un ouvrage manuscrit portant le même titre que celui que jenvoyais lan dernier à lInstitut, à nouveau en tant que candidat à ce même prix. En 1856, puis en 1868, je fus de nouveau candidat et le fus encore deux fois depuis lors. Et afin que les membres de lInstitut puissent plus commodément percevoir et apprécier la valeur de ma découverte, à partir de 1868 je pris certaines de leurs propres étymologies, et je pus leur démontrer par lapplication de mes principes que, quelque habiles, intelligents et instruits quils fussent à bien des égards, ils ne savaient rien à proprement parler de lorigine du langage. Comment ai-je pu faire cela ? Non par de simples déclarations, mais en remplaçant leurs mauvaises étymologies par de bonnes. Mes deux volumes, tout comme cet essai, renferment de nombreuse preuves infalsifiables de ce que jaffirme ici. Mais peu dhommes tenu en grande estime par lopinion publique pour leur savoir peuvent supporter quon leur démontre quils ne savent que peu ou rien de ce quils enseignent, et cest probablement là une des raisons de leur obstination à dénigrer ce que jai essayé de leur montrer. Sil arrivait que M. Littré, qui est, avec son assistant M. Regnier, le chef du comité de lInstitut, fût aussi érudit pour faire remonter les mots à leurs sources originelles quil est habile à les compiler et à les expliquer, être traité par lui sans considération mabaisserait beaucoup dans lopinion que jai de moi-même, car son dictionnaire est une bonne compilation explicative du lexique français. Mais cest tout. Chaque fois quil essaie de retracer lhistoire dun mot jusquà son origine première, il se trouve autant dans lobscurité que nimporte qui dautre, et parfois même est-il encore plus dans cette obscurité que mainte personne qui nest ni philologue et qui revendique seulement dêtre un penseur original »)
4. 4. Une telle obstination pourrait être lindice dune probable pathologie mentale et dune psychologie fragile. Mais elle peut être aussi lexpression corroborée à lépoque de Kavanagh, entre 1840 et 1870, par de nombreux autres travaux similaires, dun débat épistémologique et méthodologique de fond opposant deux conceptions fortement antagonistes de létymologie.
4. 4. 1. La première, celle pratiquée par Kavanagh mais aussi - avec des aménagements particuliers très personnalisés - par Paul Ackermann (1812-1846), Honoré Chavée (1815-1877) (9), Paul Regnaud (1838-1910) (10), et même ultérieurement par Raoul Robert Marie-Guérin de La Grasserie (1839-1914), conduit à formuler des spéculations sur les rapports des idées aux mots et à rechercher les racines alphabétiques ou syllabiques primitives dont sont issues toutes les entités lexicales des langues. Cette orientation de la recherche ferait de létymologie une des bases fermes de lanthropologie linguistique si elle nétait accompagnée de considérations théosophiques issues de divers bords (celticisme, illuminisme, saint-simonisme) et souvent délirantes, qui contribuèrent vivement à accélérer sa totale péremption dans le champ du langage et sa seule subsistance dans celui des poétiques irrationnelles.
4. 4. 2. La seconde, plus fermement appuyée sur les considérations que Turgot énonçait dans le tome VI de lEncyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers de Diderot et dAlembert, se caractérise par le souci de contrôler et de vérifier ses conjectures au moyen de la phonétique historique et de la grammaire comparée, ainsi que par son ouverture sur des recherches danthropologie. Elle est pratiquée dès lépoque de Kavanagh par Michel Bréal (1832-1915) (11), Gaston Paris (1839-1903), puis ultérieurement par Antoine Thomas (1851-1935), avant que dêtre subvertie par la nouvelle discipline sémantique qui, à partir de 1883, en déplace les objectifs et en détourne peu à peu les interêts. Les préoccupations heuristiques et méthodologiques quaffiche cette étymologie en voie de reconversion sont en effet tout à lopposé de la précédente puisquau lieu de spéculer sur des entités ayant pu exister dans les temps de lorigine du langage et de sinterroger sur le principe de la création de ce dernier, cette version moderne de la science généalogique des mots cherche seulement à définir une origine et à retracer lévolution des entités lexicales en tant que formes dotées de sens dans une culture, de telle sorte quil ne soit plus possible de répéter, comme le faisait encore Kavanagh [p. 256] que le latin Ancilla donne Servante en français [...];
4. 5. Replaçant maintenant les candidatures de Morgan Kavanagh entre leurs bornes initiale et finale, jobserverai que le gros du débat tourne en ce qui concerne notre auteur autour de la question de lorigine du langage et des racines alphabétiques grâce auxquelles peuvent sexpliquer les principes de la signification des langues et la génération de leurs unités lexicales sous quelque catégorie grammaticale quelles se présentent, puisque toutes peuvent être rattachées par degrés au nom. A cet égard, Kavanagh semble avoir parfois des intuitions qui - nonobstant un esprit fantastique - pourraient donner lieu à des développements et des découvertes intéressants. Mais notre auteur à plutôt choisi dexplorer les marges de ce domaine. Ce qui place son uvre sous un contre-jour tout particulier.
En effet, la troisième Société de Linguistique de Paris, officiellement fondée en 1866, après une série de lectures scientifiques ayant eu lieu à partir de 1864, stipulait comme on le sait au début de ses Statuts:
29° Article I. - La Société de Linguistique a pour but létude des langues, celle des légendes, traditions, coutumes, documents, pouvant éclairer la science ethnographique. Tout autre objet détude est rigoureusement interdit.
Article II. - La Société nadmet aucune communication concernant soit lorigine du langage, soit la création dune langue universelle.
Texte qui fut refondu en 1876 en un seul article:
30° Article I. - La Société de Linguistique a pour objet létude des langues et lhistoire du langage. Tout autre sujet détudes est rigoureusement interdit.
qui réitère et maintient la proscription. Rapprochant ces textes des documents qui figurent à lInstitut dans les archives du Prix Volney, je ne veux aucunement soutenir que cette Société pût exercer une quelconque influence scientifique ou morale sur les membres du jury de ce prix. Jobserverai simplement que, dans lair du temps, un identique discrédit frappe alors les recherches qui se fondent plus sur des spéculations que sur lobservation de faits soigneusement recueillis et classés. Les efforts de Kavanagh et linlassable énergie un peu folle déployée par lui pour tenir ensemble les pôles contradictoires - idéologique et cognitif - de sa réflexion ne pouvaient donc plus dès lors quêtre frappés dinanité. Cest effectivement à cette époque, dans le cercle homogène - et homologué par les institutions - des linguistes de fonction et de profession, des linguistes acculturés aux méthodes historico-comparatives de la grammaire, de la phonétique et de la linguistique générale, que va désormais se développer la recherche étymologique, dans une sorte dindifférence aux travaux de sémantique.
Et dans ce cadre-là, historique, logique et laïc, donc immédiatement politique, fortement imprégné de positivisme, peu à peu dégrevé de présupposés religieux ou dimplicites philosophiques de nature mystique, Morgan Kavanagh, avec ses fantasmes, son orgueil, ses obsessions et sa sensibilité épidermique aux critiques dautrui (12), ce condylure étrange aux allures de dilettante, ayant voulu développer une théorie historique et sémiologique globale de la production des sens, navait plus aucunement sa place. Notons dailleurs quavec lui - ce qui est aussi une manière en creux de marquer lintérêt quil peut présenter pour lhistoriographie de nos disciplines - disparaissaient du cadre scientifique les recherches dautres marginaux de la science du langage:
- le Nouveau système sur lorigine de la parole et de lécriture, ou Indication dune clef à laide de laquelle il est possible de suivre la filiation de tous les idiomes connus et de remonter à lorigine de la langue primitive, que Maurice Joanne présente aussi au concours de 1849 ;
- tout comme lEssai philosophique sur les transformations du langage, étudiées dans la Langue française que Charles Daudville soumet en 1855 ;
- voire lExposé préliminaire entrevu plus haut dune Théorie du langage que Jean-François Louis Jeantin propose lui aussi en 1857 ;
- ou semblablement lEssai de grammaire universelle ou analyse générale des langues réduites à leurs radicaux, et traduites les unes aux autres au moyen dune hémipasigraphie claire et simple, que Pierre-Abraham Jônain publie en 1858.
On pourrait dailleurs continuer encore à aligner de ces titres jusquaux années de la disparition de Kavanagh. Mais après celle-ci, force est de constater que les ouvrages soumis à lappréciation des membres du jury ne sauraient désormais entrer dans ces cadres plus fantasmatiques que scientifiques.
A titre comparatif, pour mieux montrer ce balancement des intérêts scientifiques de lépoque, jai recherché les titres de quelques thèses de doctorat soutenues dans la période àù Kavanagh présentait ses uvres à lInstitut [...]; La distinction est, me semble-t-il, éloquente [...];
1850-1851: |
François-Charles-Eugène Thurot (1823-l882), Sur lenseignement au moyen-âge.
Eugène Talbot (1814), Essai sur la légende dAlexandre le Grand dans les romans français du XIVe siècle
Edme Montécourt , De la méthode grammaticale de Vaugelas |
1851-1852: |
Ernest Renan , LOrigine du langage. |
1852-1853: |
Alexis Chassang (1827-1888), Des essais dramatiques imités de lAntiquité au XIVe et au XVe siècles
Charles-Ernest Beulé (1826-1874), An vulgaris lingua apud veteres Graccos existerit? |
1854-1855: |
Alfred Heinrich, Étude sur le Parcival de Wolfram dEschenbach et sur la légende du Saint-Graal |
1855-1856: |
Auguste Ditandy (1826-1902), De nomine substantivo observationes grammaticae et historicae |
1856-1857: |
Charles-Antoine Gidel (1827-1900), Les troubadours et Pétrarque |
1858-1859: |
Gustave Sandras, Étude sur G. Chaucer considéré comme imitateur des trouvères
François Campaux, François Villon, sa vie et ses uvres |
1860-1861: |
Henri Mayer, De heroico Germanorum carmine inscripto Nibelungen |
1862-1863: |
Michel Bréal, De Persicis nominibus apud scriptores Graecos Hercule et Cacus: étude de mythologie comparée |
1863-1864: |
Anne Néante, De Joamis Boyssonnei vita, seu des litterarum in Gallia méridiana restitutione
G. Guibai (1837-1905), Le poème de la croisade contre les Albigeois, épopée nationale de la France du sud au XIIIe siècle. |
1864-1865: |
Adolphe Bossert (1832-1922), Tristan et Iseult, poème de Gotfrit de Strasbourg |
1865-1866: |
Gaston Paris, De pseudo Turpino, Histoire poétique de Charlemagne
Jean Rabasté (1828-1868), De la langue osque daprès les inscriptions et dans ses rapports avec le latin
Gustave Deville (1836-1867), Du dialecte Tzaconien
Louis Loiseau, De modo subjunctivo ; Étude historique et philologique sur Jean Pillot et sur les doctrines grammaticales du XVe siècle |
1866-1867: |
Edouard Sayous (1842- 1898), La France de Saint-Louis daprès la poésie nationale |
1867-1868: |
Henri Tivier, Étude sur le Mystère du siège dOrléans et sur Jacques Millet, auteur présumé de ce mystère |
1869-1870: |
Henri Vérin, Étude sur Lancelot |
Lévolution des travaux de recherche dont témoigne le Prix Volney de lInstitut de France expose ainsi de manière très significative comment - sinon pourquoi - peut se constituer progressivement, entre 1840 et 1875, une conception de la linguistique générale qui - pour sinstituer avec toute la légitimité des épistémologies rigoureuses et des saines méthodologies - écarte tout autant de son champ denquête les prétentions universalisantes avortées que les ambitions modélisatrices prématurées. |